Vous découvrirez une bibliothèque vivante si vous évoquez avec Abdelaziz Meherzi l’histoire du théâtre tunisien ! Et pour cause ! Il fut l’un des premiers comédiens qui a vécu l’âge d’or du théâtre classique en Tunisie qui a fait l’ouverture du festival de Carthage en 1975 et qui continue son bonhomme de chemin jusqu’à ce jour. Sa dernière pièce de théâtre, Saida Manoubia, a été représentée au Théâtre municipal en mai 2024 et il a encore des projets sur sa table. Il nous a accordé cet entretien.
Que reprochez-vous au théâtre d’aujourd’hui ?
Je pense que les genres se sont mélangés. On confond par exemple la comédie et le burlesque et le vaudeville. Ce mélange de genres a porté préjudice au théâtre à mon sens. A part ça, je constate le net recul des pièces classiques en Tunisie qui dépassent le côté superficiel des choses et qui sont les fondamentaux du 4e art. Le théâtre classique se jouait dans les grands festivals à une époque. A 25 ans, j’ai eu l’honneur de faire l’ouverture du festival de Carthage avec une pièce de Frederico Garcia Lorca « La Savetière prodigieuse ». C’était en 1975. Maintenant, on est libre de faire ce qu’on veut comme genre, mais sans porter préjudice aux autres genres et les rapetisser. Il faut se méfier du nombrilisme et appeler les choses par leur nom.
A votre avis, il n’y a plus de théâtre aujourd’hui ?
Pas du tout ! Il y a du travail qui est en train d’être effectué et il y a de très grandes pièces de théâtre qui se jouent en Tunisie. Mais, d’une part, elles ne sont pas nombreuses et, d’autre part, elles n’attirent pas le public parce que la tradition qui consistait à aller au théâtre a disparu.
Vous êtes témoin de la belle époque en Tunisie. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur les relations sociales en Tunisie?
Dans le quartier de Halfaouine, lieu de ma naissance, j’ai ouvert les yeux sur une société tunisienne très solidaire avec un immense sens du partage et beaucoup de convivialité. Puis, les gens se sont mis à s’éloigner les uns des autres et les relations sociales se sont effritées. J’adore la Tunisie et le Tunisien a un très bon fond en fin de compte, mais parfois, il s’emmêle les pinceaux par la force des choses. En ce qui me concerne, je mise beaucoup sur la chaleur familiale et le rapport de bon voisinage à l’ancienne.
Vous avez une position contre la littérature en dialecte tunisien, pourquoi ?
Cela dépend de quel dialecte tunisien on parle. Si on parle d’un dialecte qui utilise la manière vulgaire, je suis tout à fait contre ce genre de littérature, mais si c’est un dialecte qui réunit tous les Tunisiens, quel que soit leur accent et d’un niveau soutenu, ce dialecte-là peut être porteur d’un grand message.
Abdelaziz Aroui était percutant et noble dans son dialecte. C’est pour cela qu’il a touché tous les Tunisiens. Il choisissait ses termes et c’était un travail de bijoutier qu’il faisait. Je considère qu’aujourd’hui, c’est Mohamed Sayari (que je salue) qui a repris le flambeau dans l’art de la narration en dialecte tunisien. Il est le digne héritier de Abdelaziz Aroui .
Que pensez-vous de l’idée que « le plus grand ennemi des artistes tunisiens est leur ego démesuré » ?
Oui, en effet ! Et, de plus, cela conduit à une perte de vitesse dans l’imagination créatrice. Prenons l’exemple des chanteurs qui reprennent les chansons du patrimoine en prétendant les « réhabiliter ». C’est un manque d’imagination créatrice pour moi. Il y a des chanteurs qui sont devenus des vedettes avec les chansons des morts et ils ne vont même pas se recueillir sur leurs tombes.
Votre dernière création théâtrale est « Saida Manoubia ». pourquoi ce choix ?
En lisant le livre de Mohamed Bouamoud, j’ai découvert une grande dame! J’ai découvert une Saida Manoubia différente de celle que j’ai connue dans les récits populaires. J’ai découvert une icône qui a combattu et fait face à une société patriarcale en menant sa propre révolte. C’est aussi une femme soufie dans le bon sens du terme. Et même si elle avait des dons de guérisseuse, elle a refusé de faire l’intermédiaire entre le destin des créatures et le Dieu créateur. Elle refusait même l’autoritarisme du pouvoir, ce qui lui a valu des tortures et des tentatives d’assassinat. J’ai été vraiment fasciné par ce personnage et j’ai voulu lui rendre hommage dans le cadre de cette Semaine du théâtre municipal. C’est aussi une dame qui a été parrainée par Sidi Belhassen Chedhly qui lui a donné le statut d’imam et elle était la première femme à conduire la prière des hommes.
Vous avez également évité, dans la mise en scène, la présence du côté folklorique, notamment avec les «bendirs» et l’aspect Hadhra…
C’est justement pour donner à cette grande dame sa vraie valeur humaine et spirituelle et ne pas l’emprisonner dans le côté folklorique. Autrement, le spectateur va s’attacher à ce côté visuel et sonore et se détourner de la profondeur du personnage. Je n’ai pas voulu effectuer une mise en scène commerciale.