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Producteur, réalisateur et fondateur du Sirp, Ibrahim Letaïef nous dit tout sur la crise de l’industrie cinématographique en Tunisie, sur la nécessaire réforme du Cnci, en nous donnant des idées à exploiter pour relancer la Tunisie en tant que terre de tournage.

Le Sirp (Syndicat indépendant des réalisateurs producteurs), dont vous êtes membre fondateur et qui est actuellement présidé par Salma Baccar, vient d’adresser une lettre à la ministre des affaires culturelles concernant le fonds d’encouragement pour la création. Quelles sont vos principales doléances et pourquoi il  y a urgence ? 

En fait, ce n’est pas une lettre ouverte, c’est encore un courrier que nous adressons encore une fois à Mme la ministre pour la sensibiliser sur le statu quo que vit le secteur depuis des années.« Le Sirp a, déjà, à plusieurs reprises, adressé des courriers à la ministre des Affaires culturelles, non par choix, mais parce que cela s’est souvent révélé être le seul moyen à notre disposition pour faire entendre nos préoccupations.

En effet, solliciter un rendez-vous direct avec la ministre s’est avéré extrêmement difficile, en raison des nombreuses démarches intermédiaires à franchir. Depuis la nomination de Madame Srarfi, aucun échange n’a pu avoir lieu entre elle et les professionnels du cinéma, contrairement à d’autres secteurs culturels, tels que la musique, le livre, le théâtre ou les arts plastiques, qui ont bénéficié d’espaces de dialogue.

Cette situation nous amène donc, une fois de plus, à formuler publiquement nos inquiétudes, dans l’espoir d’ouvrir une voie vers une discussion constructive.Dans ce contexte et dans notre dernier courrier, le Sirp appelle à une réforme urgente du Fonds d’encouragement à la production artistique. Il a adressé cette lettre à la ministre des Affaires culturelles pour l’alerter sur la crise que traverse le secteur cinématographique tunisien en lien avec le dysfonctionnement du Fonds d’encouragement à la production littéraire et artistique.

Dans ce courrier, le Sirp exprime sa vive inquiétude quant aux retards chroniques dans le versement des aides, au manque de transparence dans les procédures, à l’inadéquation des montants alloués par rapport aux coûts réels de production, ainsi qu’à l’absence d’un cadre de suivi clair pour les projets soutenus. Le syndicat déplore que, malgré les engagements antérieurs du ministère en faveur d’une réforme du Fonds, aucune amélioration concrète n’a été observée. Pis encore, la situation s’est aggravée ces dernières années, menaçant la viabilité de nombreuses œuvres cinématographiques et mettant en péril la préservation de la mémoire culturelle nationale.

Le Sirp appelle la ministre à :

•Organiser d’urgence une réunion réunissant toutes les parties concernées (ministère, gestionnaires du fonds, représentants des professionnels du cinéma). 

•Mettre en place d’un système numérique transparent de gestion et de suivi des dossiers 

•Réviser à la hausse les aides en fonction des besoins réels de chaque type de production.

• Fixer des délais clairs et applicables pour l’étude et le versement des aides.

•Désigner un interlocuteur unique pour chaque projet afin de fluidifier les échanges.

Conscient des défis que connaît le secteur culturel, le Sirp réaffirme sa volonté de dialogue constructif et espère que cette initiative contribuera à restaurer la confiance entre les institutions et les créateurs tunisiens.

Selon vous, qu’est-ce qui manque aujourd’hui pour lancer une véritable industrie cinématographique en Tunisie et pourquoi cela peine à décoller jusqu’à aujourd’hui ?  

Depuis les années 1990 et plus encore après la révolution de 2011, les cinéastes tunisiens n’ont cessé de gagner en visibilité. Films d’auteur, documentaires engagés, œuvres hybrides : la scène tunisienne est l’une des plus dynamiques du monde arabe et africain. Mais cette créativité se déploie sur un terrain institutionnel instable. La plupart des productions reposent sur des financements et sur des aides ponctuelles, sans cadre pérenne. Une industrie ne peut pas se construire sur l’aléatoire.

Faire du cinéma ne suffit pas. Il faut bâtir un écosystème où les œuvres circulent, les talents se forment, les emplois se créent et les imaginaires s’expriment. Cela passe par une volonté politique forte, un cadre juridique adapté, des institutions efficaces et des professionnels reconnus. Il est temps que la Tunisie se dote d’une véritable politique culturelle du cinéma pour inventer sa propre voie, entre créativité, souveraineté et durabilité.

Il ne peut y avoir une industrie avec une législation largement dépassée, héritée pour partie de l’ère postcoloniale. Aucun cadre juridique ne prend en compte les nouveaux formats audiovisuels (séries, web, plateformes), ni ne garantit un statut aux professionnels du secteur. Réalisateurs, scénaristes, techniciens et producteurs vivent dans une précarité juridique et sociale quasi permanente.

Etes-vous pour une refonte complète des législations régissant le Cnci afin d’améliorer le fonctionnement de cette structure ? 

Oh que oui ! et c’est même urgent !

Le Centre national du cinéma et de l’image (Cnci), censé être le bras opérationnel dans le domaine, souffre d’un manque d’autonomie, de budget stable et de prérogatives claires. Sa mission se limite souvent à la gestion des commissions d’aide à la production.

Les autres fonctions essentielles : régulation, prospective, études, soutien à la distribution et formation restent inexistantes ou marginales.

Selon vous, faut-il repenser notre politique culturelle concernant  le cinéma et l’audiovisuel pour qu’on soit capables de créer un box office ?

La Tunisie a besoin d’une culture forte pour guérir ses blessures, retrouver confiance, inventer un avenir commun. Le ministère des affaires culturelles ne doit plus être un ministère de l’animation, mais celui de la vision, de la mémoire et de la liberté.

Pour revenir au cinéma : repenser une politique culturelle cinématographique en l’absence d’une orientation claire nécessite de prendre en compte plusieurs aspects essentiels pour favoriser un écosystème cinématographique diversifié et inclusif. Il est crucial de diversifier les financements et de soutenir non seulement les festivals mais aussi la production indépendante, la distribution et l’accessibilité des films à un large public. La création de fonds variés et le soutien aux cinémas indépendants permettent d’enrichir l’offre culturelle et de donner une voix aux projets atypiques. En parallèle, il est nécessaire de renforcer l’éducation à la culture cinématographique à tous les niveaux, de la formation des jeunes talents aux programmes éducatifs qui incluent l’histoire et les enjeux du cinéma. Une politique efficace encouragera également la diversité des histoires racontées à l’écran, mettant en avant des réalités sociales et culturelles souvent ignorées, tout en favorisant les coproductions internationales. Le renforcement de la distribution, notamment dans les zones moins desservies, et l’augmentation de l’accès à des plateformes alternatives garantiront que tous les publics puissent découvrir une large variété de films. De plus, une politique fiscale innovante, avec des incitations pour les investissements dans le cinéma indépendant, pourrait constituer un levier de développement. Enfin, il est essentiel de réconcilier le cinéma avec les préoccupations sociales, en utilisant ce médium comme outil de réflexion et de dialogue sur des enjeux contemporains, tout en soutenant les festivals comme espace de diffusion et d’échange culturel. En définitive, repenser la politique culturelle cinématographique consiste à créer un environnement favorable à la création, à la réflexion, à l’inclusivité et à l’accessibilité, tout en encourageant le cinéma comme un miroir de la société et un vecteur de dialogue.

Pour s’y faire, il faut agir pour :

1. Refonder les institutions

Le Cnci doit devenir une autorité indépendante dotée de moyens et de prérogatives réelles. Il doit pouvoir programmer, réguler, financer et impulser des politiques publiques concertées avec les professionnels. Une gouvernance partagée entre Etat, secteur privé et société civile permettrait de sortir des logiques clientélistes.

2. Moderniser la législation

Un nouveau code du cinéma et de l’audiovisuel est nécessaire. Il doit encadrer :

•Le statut de l’artiste et du technicien,

•Les règles de production et de coproduction,

•Les obligations des diffuseurs (TV, plateformes),

•Les incitations fiscales pour les investissements dans le secteur.

3. Structurer la filière

La politique actuelle se concentre presque exclusivement sur la production. Or, une industrie se construit aussi en aval : distribution, postproduction, archivage, exploitation. Il faut encourager la création de studios, de distributeurs, de circuits de diffusion (y compris numériques), et développer des pôles régionaux du cinéma.

4. Éduquer et former

L’éducation à l’image doit être intégrée dans les programmes scolaires. Il faut aussi renforcer les écoles de cinéma, développer les formations aux métiers techniques et artistiques, et favoriser les échanges régionaux (Afrique, Maghreb, Moyen-Orient) pour mutualiser les savoir-faire.

5. Garantir un statut pour les professionnels

Le manque de reconnaissance juridique des cinéastes est un problème majeur. Il faut un « statut de l’artiste » clair, incluant la protection sociale, la retraite, l’assurance maladie, mais aussi les droits d’auteur et la liberté de création. Sans cela, aucune génération future ne pourra s’engager durablement dans ce métier.

Aujourd’hui, on parle beaucoup de cinéma de plateforme qui est en train de remodeler la « grammaire » de nos cinémas. Comment faire pour choisir la bonne diagonale et ne pas se perdre en chemin ?  

Le cinéma des plateformes bouleverse la manière dont les films sont créés, distribués et consommés. Ce nouveau paysage impose une grammaire différente : des formats courts, des récits accélérés, des algorithmes de recommandation qui façonnent le goût du public. Face à ce changement, la question se pose : comment ne pas se perdre ?

Comprendre les codes, sans y céder

Il est essentiel de comprendre les codes des plateformes — rythmes rapides, formats définis, genres précis. Mais l’enjeu n’est pas de les suivre aveuglément. Il faut savoir jouer avec ces codes, tout en conservant sa propre voie. Ne pas se laisser formater, mais s’adapter tout en restant créatif.

L’un des grands obstacles au développement du cinéma local dans ce nouveau monde est l’absence d’un cadre juridique adapté. Les droits d’auteur, la régulation des plateformes, les contrats de coproduction… Tout cela reste flou dans de nombreux pays, dont la Tunisie. Les créateurs sont livrés à eux-mêmes, sans protection face aux géants mondiaux. Un cadre juridique solide est indispensable pour garantir la protection des auteurs et des producteurs locaux, et pour assurer une régulation équilibrée entre les acteurs locaux et internationaux.

Travailler avec les plateformes, mais sans renoncer à sa liberté

Les plateformes offrent de nombreuses opportunités : financements, visibilité internationale, accessibilité. Mais elles imposent souvent des conditions peu favorables aux créateurs. Il est crucial de négocier intelligemment : s’assurer de conserver des droits sur son œuvre et de maintenir une liberté artistique, tout en tirant parti des atouts des plateformes.

Former les créateurs à la nouvelle grammaire du cinéma

Cette révolution numérique nécessite également de repenser la formation des créateurs. Aujourd’hui, il ne suffit plus d’apprendre la technique cinématographique. Il faut aussi comprendre comment vendre un projet aux plateformes, maîtriser les enjeux du streaming, et savoir naviguer entre les différents formats.

En conclusion : une vision claire, une législation forte

Le cinéma des plateformes est une réalité qu’il faut embrasser avec intelligence. Il ne s’agit pas de fuir la mutation, mais de l’accompagner avec lucidité. Cela passe par une vision artistique claire, une stratégie adaptée et, surtout, un cadre juridique solide pour protéger les créateurs. Sans législation et sans régulation, la souveraineté culturelle s’évapore.

La Tunisie terre de tournage : mythe ou réalité en 2025 ?

Longtemps considérée comme une destination de tournage privilégiée dans la région arabe, la Tunisie a accueilli des productions cinématographiques majeures comme Star WarsLe Patient anglais ou encore Indiana Jones. Avec la diversité de ses paysages, son riche patrimoine historique et une main-d’œuvre qualifiée, elle avait tous les atouts pour devenir un hub régional du cinéma. Pourtant, au fil des années, la Tunisie a perdu sa place de leader au profit du Maroc, de l’Arabie saoudite, de la Jordanie, ou d’autres pays qui ont su tirer parti du potentiel économique et culturel de l’industrie audiovisuelle.

Aujourd’hui, la Tunisie n’est plus une destination compétitive pour les productions étrangères. Plusieurs facteurs expliquent cette situation :

D’abord, l’absence de vision politique et de stratégie nationale pour soutenir le secteur cinématographique freine son développement. Contrairement à d’autres pays de la région, la Tunisie ne dispose pas d’une structure dédiée à l’accompagnement des tournages internationaux, ni d’un programme de promotion efficace à l’étranger. Les festivals, les marchés professionnels et les initiatives de coproduction ne sont pas exploités pour valoriser la destination.

Ensuite, le cadre fiscal est particulièrement décourageant. Aucune mesure incitative n’est mise en place pour attirer les productions : pas de crédits d’impôt, pas de remboursement des dépenses locales, pas de réduction de TVA. À l’inverse, le Maroc rembourse jusqu’à 30% des dépenses effectuées sur son territoire, ce qui attire des géants comme Netflix, HBO ou Ridley Scott. L’Arabie saoudite, quant à elle, finance massivement les tournages dans le cadre de sa stratégie de diversification économique.

L’un des freins majeurs reste aussi la lourdeur administrative. Les démarches pour obtenir les autorisations de tournage sont longues, complexes et parfois incohérentes. L’absence de guichet unique et le manque de coordination entre les différentes instances administratives (culture, sécurité, municipalités, etc.) compliquent la tâche des producteurs, qui préfèrent se tourner vers des destinations plus accueillantes.

Pourtant, la Tunisie ne manque pas de compétences. Les techniciens tunisiens sont reconnus pour leur savoir-faire, beaucoup d’entre eux travaillent d’ailleurs à l’international. Le pays dispose aussi d’écoles de cinéma qui forment des professionnels de qualité. Malheureusement, ce capital humain est sous-exploité en l’absence d’une politique de structuration du secteur.

Enfin, le potentiel géographique et culturel de la Tunisie reste inexploité. Le pays offre une variété de décors naturels : désert, littoral, médinas, ruines antiques, mais sans réelle mise en valeur ou logistique adaptée aux besoins des productions modernes. Il n’existe pas de «film commissions» locales efficaces capables de soutenir les projets sur le terrain.

Pendant ce temps, d’autres pays investissent massivement. Le Maroc a mis en place une politique proactive via le Centre cinématographique marocain (CCM) et développe ses infrastructures à Ouarzazate et à Casablanca. L’Arabie saoudite, avec sa stratégie Vision 2030, finance des studios et des festivals internationaux pour s’imposer sur la scène mondiale.

Face à cette concurrence régionale, la Tunisie ne peut plus se contenter de son passé glorieux. Elle doit impérativement repenser son approche. Cela passe par la création d’une commission nationale du film, la simplification des procédures, l’introduction de mécanismes fiscaux incitatifs, la mise en valeur des talents locaux, ainsi qu’une stratégie de communication ambitieuse à l’international.

Le cinéma est un levier puissant pour l’économie, le tourisme et l’image du pays. Ignorer ce potentiel, c’est passer à côté d’une véritable opportunité de rayonnement culturel et de développement durable.

Salem Trabelsi

Rédacteur en chef principal, La Presse

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