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Chanteur, compositeur et maître du maqâm, Lotfi Bouchnaq s’est imposé depuis des décennies comme une figure incontournable de la scène musicale arabe. En alliant virtuosité vocale, richesse poétique et engagement artistique, il incarne une musique à la fois enracinée dans la tradition et ouverte sur les enjeux contemporains. Dans cette interview, il revient sur ses convictions, son rapport à l’art et ses projets à venir.

L’année dernière, nous avons fêté, à l’ouverture du Festival international de Carthage, vos 50 ans de carrière. Quel est, selon vous, le secret de ce succès durable?

C’est avant tout le travail acharné et la sincérité dans tout ce que j’entreprends. Seul le travail paie. Il faut sans cesse se remettre à l’ouvrage, créer de nouvelles chansons mais aussi savoir se renouveler pour rester en phase avec son époque. Un artiste, par définition, est le témoin de son temps. Il doit capter ce que ressent son public et le traduire avec justesse. C’est un miroir qui reflète la réalité de son peuple avec ses évolutions, ses douleurs, ses tensions, ses espoirs et ses rêves.

Est-ce dans ce sens que vous avez fait de nombreuses chansons sur Gaza récemment ?

Oui, 14 en tout. Ma chaine YouTube a été censurée plusieurs fois et j’ai même dû payer plus d’une dizaine de milliers de dinars pour la récupérer. Il est de notre devoir, avant tout, de soutenir ceux qui sacrifient leur vie dans ce génocide. C’est une honte pour l’humanité tout entière, et plus encore pour les pays dits développés qui prétendent défendre l’égalité et les droits humains. Des paroles creuses, balayées par les faits. L’histoire, elle, n’oubliera pas. Elle gardera à jamais la trace de ces massacres.

Peut-on déduire que tous les artistes sont tenus à s’exprimer sur la guerre, chacun à sa manière ?

Evidemment. On ne peut pas se permettre de se limiter aux chansons d’amour dans un contexte pareil. L’amour est indispensable, mais ce n’est pas tout. Le parolier, le chanteur, l’artiste d’une manière plus générale, quel que soit son domaine, ne  doit pas passer à côté de ces massacres et doit être fidèle à sa position en dépit de toute influence.Ce rôle dépasse de loin celui des politiciens qui  ont des intérêts et des lobbys à défendre.

Au fil des années, qu’est-ce qui a changé dans votre vision, la manière par laquelle vous considérez votre métier ?

La nature des choses est en perpétuelle évolution et nous évoluons avec elle. Aucun d’entre nous n’est exactement la même personne qu’il était dix ans auparavant.

Nos perceptions, nos jugements, notre regard sur le monde changent constamment. En tant qu’artiste, il est essentiel d’être à l’écoute de ces transformations de sa personne et de son époque, de les accompagner, de les comprendre, et de les traduire dans son art.

Quel regard portez-vous sur  la scène artistique tunisienne et  arabe actuelle ?

De nombreux chanteurs sont aujourd’hui respectés et admirés non seulement pour leur talent mais aussi pour les valeurs qu’ils incarnent.

Ils sont à ce titre un exemple pour les jeunes générations. Chacun doit donc assumer sa responsabilité pour être mémorable par son engagement avant tout.

Vous êtes très sollicité cet été dans de nombreux festivals et le public répond toujours présent. Pourtant, on vous voit peu en concert durant le reste de l’année. Comment expliquez-vous cette rareté hors saison estivale ?

C’est une question qu’il faudrait plutôt adresser aux organisateurs des grands événements culturels. Il existe un véritable déséquilibre car une grande partie de l’activité artistique est concentrée sur six semaines seulement durant l’été. En contrepartie,  le reste de l’année reste presque vide.

C’est une situation épuisante physiquement pour les artistes, mais aussi injuste pour le public qui n’a ni le temps ni les moyens d’assister à une vingtaine de spectacles regroupés dans une si courte période. Au final, le spectateur ne peut en choisir que deux ou trois. Il est grand temps de repenser cette dynamique et d’étaler l’offre culturelle sur toute l’année.

Est-ce que vous pouvez nous donner un aperçu sur le genre de musique que vous comptez interpréter dans vos prochains concerts?

Je prépare toujours un programme éclectique mêlant plusieurs styles. Il y aura bien sûr des genres traditionnels, mais aussi des créations plus contemporaines. Je tiens également à rester fidèle à mon engagement envers Gaza. Plusieurs titres en lien avec la cause palestinienne figureront dans les concerts à venir.

Vous avez longtemps chanté les mouachahats et les maqams. Est-ce que ce genre attire encore le public selon vous ?

C’est notre patrimoine, notre identité qu’il faut préserver. Et, je suis convaincu que tout ce qui est créé avec sincérité, sensibilité et un haut niveau d’exigence finit toujours par toucher le public. À ce jour, j’ai composé plus de quatorze waslas et je poursuis ce travail avec passion. Je prépare actuellement un nouveau projet dans cette lignée. C’est une œuvre en dialecte tunisien sur un texte du grand Adam Fathi.

Est-ce que vous avez d’autres projets en vue ?

J’ai travaillé sur un projet ambitieux composé de 22 œuvres, chacune dédiée à un pays arabe. Mon souhait aurait été que la Ligue arabe, ou une autre institution culturelle d’envergure, s’approprie cette initiative qui célèbre l’unité du monde arabe. Chaque chanson met en valeur un pays à travers des paroles soignées et une musique de haute qualité. Lors des représentations, des images de monuments emblématiques de chaque nation seront projetées en arrière-plan sur un écran géant. Ce serait une première, un véritable hommage à notre identité commune. Tout est prêt et il ne manque plus que le soutien nécessaire pour le concrétiser. J’attends encore une réponse officielle et j’espère sincèrement que ce projet verra bientôt le jour, surtout dans le contexte actuel où l’union et la solidarité sont plus que jamais nécessaires.

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