Chekra Rammeh s’est tracé un parcours jalonné d’étapes marquantes entre théâtre, cinéma et télévision. Avec une intensité qui ne laisse pas indifférent, elle habite chacun de ses rôles à l’écran comme sur scène. À travers cette interview, elle revient sur ses choix et les défis du métier. Une conversation sans filtre avec une actrice qui a captivé le public par sa spontanéité et son authenticité.
Vous avez commencé votre carrière sur les planches avec des figures majeures du théâtre. Est-ce un choix de prendre de la distance actuellement ?
J’ai fait mes débuts avec Taoufik Jebali à El Teatro. Pendant 8 ans, nous avons enchaîné les créations. Après, j’ai fait d’autres expériences avec Chedly Arfaoui, Lotfi Achour… Je ne suis pas montée sur scène depuis « Club de chant » de Cyrine Gannoun, il y a 4 ans. Le décès de notre chère et regrettée Rim Hamrouni a été un véritable choc pour moi comme pour le reste de l’équipe. Nous avons interrompu le spectacle tant c’était dur de continuer sans elle. Mais, finalement, un artiste se ressource de ses chocs émotionnels et de son vécu. J’ai donc pris une pause pour la création afin de préparer mon propre spectacle qui sera un monodrame. Je suis encore à la phase de conception et je ne veux pas me précipiter. C’est frustrant pour moi de ne plus être sur scène comme c’est mon premier amour. Je trouve que c’est une très grande responsabilité, étant moi-même très exigeante. D’ailleurs, mes amis n’arrêtent pas de me dire que je dois me laisser aller. Pourtant, j’ai toujours tracé ma route avec une boussole trop serrée , ce qui n’est pas forcément une bonne chose. Cette pièce est donc un projet qui me tient à cœur ainsi qu’un hommage à Rim Hamrouni qui nous a quittés sans avoir eu le temps d’achever son propre spectacle.
Quand vous repensez à vos rôles à la télévision, qu’est-ce que cela évoque pour vous ?
C’est surtout à travers la télé que le public m’a connue. Je pense que le rôle le plus marquant a été celui de Zohra dans « Naaouret lehwe » qui m’a révélée. Après ce feuilleton, je m’attendais à passer d’un rôle principal à un autre. Malheureusement, on n’a pas beaucoup de productions comme dans d’autres pays où il y a toute une machine et un marché. Chez nous, les lacunes commencent au niveau de l’écriture des scénarios jusqu’à l’exclusivité de diffusion au mois de Ramadan. Le marché est très restreint, mais j’essaie quand même de me faire de la place. Les réalisateurs préfèrent aussi travailler avec la même équipe. Je ne peux pas leur reprocher ça. Je comprends leur attitude car c’est une question d’affinité. Il y a des œuvres qui n’ont pas reçu la reconnaissance qu’elles méritaient. Je pense notamment à « Layem » et « Tej el Hadhra » avec Semi Fehri. Les personnages que j’ai campés avaient leur poids sur l’évolution de l’intrigue et il y a eu une pléiade d’artistes de haut niveau. Dommage qu’ils n’ont pas fait une deuxième saison comme prévu. Bien que ce soit frustrant de ne pas avoir un espace de jeu, même un petit rôle mérite tout mon engagement et j’y donne le meilleur de moi-même. D’ailleurs, j’ai eu un prix pour ma prestation dans « Fallouja », alors que ce n’était pas un personnage principal.
Ce feuilleton a suscité des réactions mitigées. À votre avis, pourquoi assiste-t-on chaque année à une vague de critiques contre les feuilletons sur les réseaux, souvent même avant qu’ils ne soient diffusés ?
Je pense qu’il y a une part de rivalité entre les chaînes. « Fallouja » était pourtant un feuilleton engagé. Il a été choquant au début, mais il y avait des messages de sensibilisation qui visent tant les parents que les jeunes. Saoussen Jemni est très minutieuse. Elle accorde une grande importance à la direction d’acteur et aux détails les plus minuscules.
Selon quels critères faites-vous le choix de vos rôles, d’une manière générale?
Je préfère être une actrice polyvalente, à la palette de jeu étendue. Mon parcours m’a amenée à incarner une grande variété de personnages au cinéma comme à la télé. J’essaie d’éviter la redondance. Juste après « Naouret lehwe », on m’a proposé un profil similaire pour le grand écran. Après réflexion, j’ai préféré passer ce rôle pour ne pas être catégorisée dans un même style. Cette année, j’ai joué dans une série légère. On me voit bien dans ce genre de personnages. Quand j’ai joué dans « Nsibti laâziza », c’était surtout pour le plaisir de collaborer avec feu Slaheddine Essid. Je n’étais pas très convaincue du rôle au début puis, avec les recommandations du réalisateur qui avait l’expérience et le flair, j’ai pris confiance en moi. En me basant sur un bon texte pour la sitcom, c’était spontané et je me suis vraiment amusée.
Peut-on s’attendre alors à vous voir sur scène dans une pièce comique ?
Pour mon projet à venir, je veux qu’il soit universel, qu’il représente les femmes à grande échelle. Je ne sais pas encore s’il sera comique ou plutôt dramatique. Une chose est sûre, ça ne sera pas un stand-up parce que ce n’est pas mon terrain. C’est un style que je respecte beaucoup et qu’il faut maîtriser.
Ne pensez-vous pas que les pièces de théâtre dramatiques ont plutôt la vie courte par rapport au théâtre comique qui attire plus de public et continue de rencontrer du succès plusieurs années après la première représentation ?
Les mécanismes de production théâtrale sont limités, proches même de l’artisanal. Il faut plusieurs acteurs sur scène et ce sont en général des spectacles de festival. Il en est ainsi partout dans le monde. Je suis pour tous les genres du théâtre, du classique à l’expérimental. On laisse au public le choix en fonction de ses goûts. On n’a pas de véritable stratégie pour soutenir la production, mais plutôt des initiatives personnelles venant des artistes ou des espaces qui accueillent les spectacles.
Peut-on vivre de son art en Tunisie ?
Non évidemment. La culture est un secteur très précaire. La période du Covid a mis à nu beaucoup de déficits. Personnellement, je m’estime heureuse d’être fonctionnaire avec un salaire fixe comme je suis responsable de programmation au Centre national des arts de marionnettes. Mais je vois la moitié pleine du verre. J’ai appris beaucoup de compétences, notamment dans la planification et la gestion des festivals, mais surtout l’art de la marionnette. Elles ne sont pas réservées aux enfants et gagnent plus de terrain auprès des adultes. Nous faisons des spectacles magnifiques, notamment lors des festivals. Quand nous avons invité Natacha Belova, une artiste exceptionnelle qui a fait le tour du monde avec son spectacle, j’étais surprise d’apprendre qu’elle était comédienne, pas marionnettiste. Les deux univers se croisent donc.
Avec du recul, quels sont les moments forts dont vous pouvez être fière et quelles sont les décisions que vous regrettez peut-être ?
Je suis fière de mon passage à El Teatro où j’ai acquis une expérience solide qui a fortement contribué à mon développement professionnel. Il y avait des ateliers, du chant, de la danse… C’était très enrichissant. Mes collaborations avec Chedly Arfaoui ont aussi une place particulière dans mon parcours. Je regrette par contre d’avoir toujours calculé mes pas, d’avoir été très hésitante pour préserver cette image de marque que j’ai construite. J’ai reçu beaucoup de propositions et, quand j’y pense après coup, je me suis rendu compte qu’il fallait se jeter à l’eau pour apprendre à nager. J’ai fait mes premiers pas au cinéma en 1995, devant la caméra de Nouri Bouzid. J’étais toute jeune à l’époque, fraîchement diplômée. J’ai toujours privilégié le théâtre et, finalement, j’estime que j’ai l’endurance qu’il faut et le temps pour décrocher un jour le rôle de mes rêves au cinéma.
En dehors de votre métier d’actrice, est-ce que vous avez d’autres passions ?
J’aime chanter et j’aurais voulu prendre des cours de chant. C’est toujours un atout pour un comédien. Je veux également maîtriser l’anglais pour m’ouvrir sur de nouveaux horizons.
D’ailleurs, j’ai collaboré à des films étrangers où j’ai joué en anglais. J’aime beaucoup le sport, je fais particulièrement des pilates. Un comédien doit avoir une hygiène de vie pour préserver sa santé physique et mentale. Les artistes ne prennent pas de retraite comme vous le savez.
Est-ce que le physique est si important dans votre métier ?
La beauté compte évidemment, mais, devant la caméra, il est surtout question de ce que l’acteur dégage. Il ne faut pas tomber dans l’exagération avec les interventions esthétiques. Je dois maintenir mes expressions faciales et je préfère rester naturelle.
J’essaie aussi de travailler mon image à travers les réseaux sociaux, comme tout le monde, pour être à la page. On est à l’ère des photos et Instagram, particulièrement, est une vitrine pour être visible, pour qu’on nous détecte. Je fais alors du contenu, mais toujours avec modération.
On a l’impression que les médias et les réseaux sociaux se nourrissent de la vie privée des artistes. Qu’est-ce que vous en pensez ?
C’est vrai, et j’évite de leur donner de la matière. Tout dépend du média, du niveau du journaliste et de l’artiste. Les gens aiment pourtant percer dans l’intimité des célébrités et voir ce qui se cache derrière le personnage public.
Il y a même des artistes qui cherchent à se faire remarquer de cette manière. Ceux qui dévoilent tout de leur vie privée risquent de se faire lyncher et n’ont qu’à assumer après. Je suis loin de cette culture du buzz. Je préfère qu’on parle de moi dans le sens constructif. On m’a même proposé d’être chroniqueuse, mais j’appréhende toujours d’être trop exposée.
Avec votre parcours bien rempli, quels conseils donneriez-vous aux jeunes qui rêvent d’une carrière sous les projecteurs ?
Il y a ceux qui ont compris les règles du jeu et d’autres qui se sont précipités pour la célébrité, les paillettes. C’est pourtant un métier difficile par l’engagement, les horaires des tournages et bien d’autres considérations.
Aux jeunes désireux de se lancer dans le métier de comédien, je dirais que le plus dur, c’est la continuité. J’ai collaboré avec des académiciens comme avec des talents en herbe.
Quand je pense à ceux qui ont fait un effort remarquable pour perfectionner leur jeu, je prends toujours l’exemple de Mohamed Mourad. Loin de capitaliser sur son apparence, il s’est formé pour mieux gérer les outils d’acteur pour avoir aujourd’hui son poids par ses choix et ses prestations.