Jamila Chihi est l’une des actrices les plus appréciées du public tunisien. Depuis « Choufli Hal » et ses six saisons devenues cultes, elle a conquis le cœur des spectateurs, tous âges confondus. Mais au-delà de son rôle emblématique de Zeyneb, elle mène un parcours artistique riche, entre télévision, théâtre et projets de production ambitieux. Rencontre avec une femme de scène, passionnée, sincère et toujours en mouvement.
Vous avez endossé un rôle principal dans la série « Choufli Hal » avec beaucoup de succès. Les épisodes sont rediffusés en boucle à la télévision avec toujours le même engouement. Avec du recul, comment évaluez-vous cette expérience ?
C’est un véritable phénomène social. On n’arrive pas vraiment à expliquer ce succès qui perdure depuis 20 ans. Il y a bien sûr le scénario de Hatem Belhadj, la mise en scène de Slaheddine Essid, un casting très réussi et surtout les thèmes abordés. C’est la vie d’une famille ordinaire, dans son quotidien, sa routine… Loin des adaptations d’œuvres étrangères, c’est une série purement tunisienne, qui nous ressemble, dans laquelle on se reconnaît dans nos joies comme dans nos peines. Pour moi, cela a été une occasion unique d’être présente dans les foyers tunisiens, alors que je ne me voyais pas au départ faire carrière à la télévision. Je viens surtout du théâtre, ma première passion. Avant « Choufli Hal », je n’avais tourné que dans trois feuilletons. Depuis, je suis devenue « Tata Zeyneb » ou « Zeynouba », même pour les tout-petits ! Je sens que je fais partie de la famille tunisienne et je suis très heureuse de voir que des jeunes nés après la diffusion de la série la regardent encore aujourd’hui au quotidien. Cet amour du public me donne une énergie et une charge positive incroyables.
Avez-vous pensé à exiger une rémunération pour les rediffusions, notamment avec les millions de vues sur YouTube ?
J’estime que ce feuilleton ne nous appartient plus. Il appartient désormais au public. Personnellement, je ne réclame pas de droits matériels. Cet amour du public, lui, ne s’achète pas. Le revers de la médaille, c’est que cette présence constante à l’écran donne parfois l’impression que je suis toujours «là», ce qui pousse certains réalisateurs à ne plus me proposer de rôles. Pour eux, je suis et je reste Zeynouba. Ils pensent à tort que je ne peux pas incarner un autre personnage ou que les téléspectateurs ne m’accepteront pas autrement. Pour moi, c’est un faux problème. J’ai déjà interprété des rôles très différents avec succès comme dans « Nouba » ou « Casting ». Je crois que le public, au contraire, est curieux de me découvrir dans d’autres registres, de voir comment j’ai évolué, ce que les années ont changé en moi… Il s’est tissé entre nous un lien familial, profond et réciproque.
On vous a vue récemment dans « Harissa Land », une série basée sur l’humour noir. Qu’est-ce que ce rôle avait de spécial selon vous ?
C’est surtout le comique de la situation, un peu comme « Choufli Hal ». Je sais jouer ce type d’humour et mon entourage me dit souvent que j’ai le sens de l’humour dans la vraie vie aussi. Mais je ne suis pas spécialisée dans les rôles comiques. Parfois, j’ai un vrai penchant pour des personnages plus dramatiques. Cette série a été pour moi un peu comme un cadeau surprise que j’attendais depuis longtemps. J’ai beaucoup apprécié cette collaboration avec Zied Litaïem. Je suis convaincue qu’il faut donner une vraie chance aux jeunes réalisateurs pour qu’ils puissent montrer ce dont ils sont capables. Être jeune, et par là j’entends la trentaine ou même moins, ne veut pas dire manquer de talent ou de créativité. Bien au contraire ! Zied Litaïem a un univers qui lui est propre, que ce soit dans le choix des couleurs, des angles de prise de vue ou même dans le casting. Son travail sort vraiment de l’ordinaire. C’est un mélange de plusieurs formes d’art, avec une vraie authenticité. J’aime beaucoup cette forme de «folie artistique» chez lui.
En dehors de votre carrière d’actrice, vous êtes également directrice de production au théâtre. Vous avez récemment collaboré à la pièce « Toxic Paradise » (Bakhara) qui a rencontré un succès énorme…
C’est une production du Théâtre de l’Opéra de Tunis, plus précisément du Pôle Théâtre et Arts scéniques. Quand j’ai lu le texte pour la première fois, ça a été un véritable coup de foudre. La thématique de la pollution n’est pas propre à une région spécifique de la Tunisie comme certains avaient cru, ni même uniquement à notre pays. C’est un sujet universel, ce qui explique sans doute l’écho qu’a eu la pièce ainsi que les récompenses qu’elle a remportées en Tunisie et à l’étranger. Nous avons décroché quatre prix aux Journées Théâtrales de Carthage, le Prix du Festival national du théâtre tunisien, un prix au Festival du Théâtre Arabe… Je suis très fière de ce que nous avons accompli malgré de nombreux obstacles, notamment des formalités administratives longues et complexes. Nous avons tenu à faire confiance au metteur en scène Sadok Trabelsi qui, à seulement 29 ans, a su mener ce projet culturel exigeant avec beaucoup de maturité et une vraie sensibilité humaine. Le sujet abordé était difficile, dérangeant même, et Sadok a montré dès le départ une détermination remarquable. Cette réussite est le fruit de nombreux sacrifices. C’est une première qu’une œuvre théâtrale tunisienne cumule autant de distinctions, et cela témoigne de la qualité du texte, mais aussi du travail technique réalisé autour. Ce genre de reconnaissance nous donne de l’élan pour aller encore plus loin.
Cet été, un malentendu a eu lieu avec le Festival de Sbeïtla qui a utilisé votre photo à l’affiche alors que vous n’étiez pas programmée. Quelle a été l’issue de ce problème ?
En réalité, ils souhaitaient programmer « Toxic paradise », mais n’ont pas suivi toutes les étapes nécessaires de la procédure. Ils n’ont même pas pris la peine de vérifier la disponibilité des comédiens ni celle de l’équipe technique. Pire encore, ils ont utilisé une photo privée de moi en prétendant que «le public m’aime bien», comme si cela justifiait tout. Finalement, ils ont présenté des excuses officielles. Mais ce qui m’a vraiment dérangée, au-delà du problème administratif ou de l’utilisation de mon image sans autorisation, c’est l’impact que cela peut avoir sur ma crédibilité auprès du public. C’est quelque chose que je prends très au sérieux.
On n’a pas vu beaucoup de pièces de théâtre lors des festivals cet été. Est-ce un manque de productions ou un choix de programmation ?
C’est surtout une question de mentalité. Les festivals d’été privilégient généralement un contexte festif avec des concerts et des spectacles comiques. Ils considèrent que c’est ce que l’audience attend. Pourtant, le théâtre n’est pas réservé à une élite ou à une catégorie d’intellectuels. Il peut toucher tout le monde. Mieux que de sélectionner quelques pièces et de les afficher en concurrence avec les méga concerts, ce que je propose, c’est de lancer des événements exclusivement dédiés au théâtre juste après la fin des grands festivals d’été. C’est une période où le public a encore envie de spectacles, comme on l’a vu avec « Les Écrans de Hammamet » l’année dernière ». Ce sera l’occasion de découvrir des œuvres rendues plus accessibles qu’au cours de l’année, surtout si les tarifs sont réduits. On pourrait même imaginer une alternance entre théâtre, cinéma et danse pour maintenir ce dynamisme culturel.
A quand votre retour sur les planches ?
Les responsabilités administratives m’ont pris beaucoup de temps, mais c’était finalement pour la bonne cause. C’est un immense plaisir de voir des pièces produites ici, au Pôle Théâtre, chaleureusement applaudies à l’étranger, comme 11-14 de Moez Gdiri ou L’Albatros de Chedly Arfaoui. Je suis actuellement en répétitions pour une nouvelle pièce. Vous allez donc me retrouver très bientôt sur scène !
Avez-vous d’autres projets en vue ?
Vous savez que la majorité des projets audiovisuels sont diffusés pendant le mois de Ramadan, ce qui crée une pression énorme. On commence souvent les tournages à la dernière minute et il faut courir contre la montre pour terminer à temps. C’est devenu une sorte de « marché » où l’urgence prime parfois sur la préparation. Pour l’instant, j’attends de recevoir des propositions qui me conviennent. Pourquoi pas une suite de « Harissa Land », si le scénario explore de nouveaux axes et apporte une vraie évolution aux personnages !