Entretien Conduit Par Salem Trabelsi et Amal Bou Ouni
« Jad » est un nouveau film tunisien récemment sorti en salles. Réalisé par Jamil Najjar, il s’inspire d’une expérience vécue par le producteur lui-même, confronté aux difficultés du système hospitalier public après l’accident de son frère. Le film réunit de grands acteurs tels qu’Ahmed Mrad, Abdelkrim Bannani, Saoussen Maalej, Souhir Ben Amara, Yasmine Dimassi et bien d’autres.
Ahmed Mrad nous en parle plus en détail dans cette interview.
Qu’est-ce qui vous a le plus accroché lorsque vous avez lu le scénario de ce film ?
La première chose qui m’a marqué, c’est que cette histoire est inspirée de faits réels. Sans cela, on pourrait croire qu’il s’agit d’un scénario ordinaire avec des aspects peut-être un peu exagérés. Ce qui m’a également touché, c’est que la personne derrière l’idée du film et le réalisateur n’ont pas entrepris ce projet par vengeance ni pour des motivations matérielles. Bien au contraire. Le « vrai Ahmed » a voulu garder l’anonymat, refusant de dévoiler son nom ou son image car son seul objectif était de faire évoluer les choses. C’est un véritable honneur de participer à ce film engagé et porteur d’un message fort sur la santé publique.
Votre rôle dans « Jad » est très intériorisé. Le langage corporel, les gestes et les regards prennent souvent le pas sur les dialogues. Comment avez-vous abordé cette interprétation ?
Oui, c’était une intention clairement assumée. Dès le début, Jamil Najjar m’a expliqué que ce ne serait pas le texte qui porterait les émotions du personnage, mais tout ce qu’il exprime sans mots. Nous avons donc beaucoup travaillé sur les expressions du visage, notamment à travers les plans serrés. C’est une approche que j’apprécie particulièrement. J’aime le jeu minimaliste, à condition de ne pas tomber dans l’excès du minimalisme ni dans le surjeu. J’ai une préférence pour les rôles où les émotions passent par tout ce qui se dit sans être prononcé. Je me suis inspiré de mes propres expériences, ainsi que de celles de mon entourage, notamment de personnes qui ont vécu la maladie d’un proche dans des situations graves à l’hôpital. C’est en me concentrant sur cet aspect intérieur que j’ai construit le personnage.
Le personnage que vous interprétez dans « Jad » a réellement existé. Avez-vous mené des recherches pour le recréer fidèlement ou avez-vous préféré l’imaginer à partir du scénario ?
Comme c’est le producteur, je l’ai effectivement rencontré et nous avions alors deux options. La première consistait à l’imiter fidèlement, reprendre son nom, son passé, sa gestuelle, sa manière de marcher… La deuxième option, celle que nous avons choisie, était différente. En effet, il souhaitait raconter son expérience sans que le film ne soit centré sur sa personne. Je lui ai donc posé beaucoup de questions tout en respectant la sensibilité du sujet car c’était très difficile pour lui d’en parler. Je voulais surtout comprendre ce qui l’avait le plus marqué et dans quelle mesure les événements décrits dans le scénario étaient réels. J’ai d’ailleurs été surpris d’apprendre que les détails les plus choquants du film se sont vraiment produits. J’ai donc construit un personnage qui ne lui ressemble pas trait pour trait, mais qui s’inspire profondément de son vécu : son milieu social, son amour pour son frère, la coïncidence entre un grand évènement heureux et l’accident tragique … Ce sont ces éléments que nous avons voulu retranscrire à l’écran.
Les problèmes de santé publique évoqués dans « Jad » sont bien connus. Pensez-vous que le film vise simplement à exposer cette réalité ou qu’il a le pouvoir de la faire évoluer ?
Pour le producteur, l’objectif ultime est véritablement de provoquer un changement. Ce film a aussi eu pour lui une valeur thérapeutique. Il a pu extérioriser une expérience extrêmement douloureuse. Il n’a jamais cherché à porter plainte ni à accuser un hôpital en particulier. Son intention était avant tout de transformer sa souffrance en un message universel. En partageant ce qu’il a vécu à travers le cinéma, il espère sensibiliser à la fois les responsables du système de santé et le grand public. La violence, la corruption, les dysfonctionnements… tout cela dépasse un cas précis. C’est le reflet d’un système entier et c’est cette trace-là qui traverse le film. Il ne s’agit pas de pointer du doigt une personne ou une institution, mais de dresser un constat dans l’espoir que des solutions puissent un jour émerger.
Que souhaitez-vous que le public retienne le plus du film : l’acteur ou le personnage ?
Lorsqu’on tourne un film, on a souvent tendance à se concentrer sur soi, sur sa propre performance. Après les projections, on attend généralement des retours sur le jeu d’acteur. Mais dans ce projet, c’était très différent. Personne ne s’est vraiment distingué individuellement. Tout repose sur un équilibre collectif. Jamil Najjar a voulu que ce soit avant tout le film et son histoire qui soient mis en avant, plutôt que la performance de chaque acteur prise séparément. C’est un ensemble homogène où chaque élément trouve naturellement sa place et crée une émotion que l’on ne peut pas toujours expliquer.
Ces dernières années, vous avez souvent été associé à des rôles de « méchants », comme si cette étiquette collait à votre image d’acteur. Est-ce que cela vous dérange d’être perçu dans un genre particulier de rôles ?
Quand j’ai commencé ma carrière en 2012 et jusqu’à « Fallouja », j’étais presque toujours choisi pour interpréter le jeune homme gentil issu d’un milieu aisé. On m’appelait systématiquement pour ce type de rôles. Au bout d’un moment, c’est devenu répétitif et sans véritable espace pour la créativité. J’ai donc décidé de faire une pause de deux ans avant de revenir dans un rôle totalement différent : celui d’un dealer, un personnage sombre et complexe. C’était pour moi une manière de casser l’image à laquelle le public s’est habitué. Depuis, je veille à choisir des rôles variés qui ne se ressemblent pas et qui me permettent d’explorer d’autres facettes du jeu.
On sait que vous continuez à suivre des formations. Pourquoi est-ce important pour vous ?
Je n’ai pas fait d’études de théâtre à proprement parler. J’ai un master de l’IHEC. Pour me former à l’art dramatique, j’ai donc suivi des stages avec des figures reconnues du théâtre comme Fadhel Jaibi ou Fathi Akkari.
Il y a aussi tout le travail préparatoire qui précède un tournage, encadré par des professionnels et que je considère comme essentiel. Je m’y investis pleinement car je crois beaucoup à la formation continue, pas seulement pour le métier d’acteur, mais pour la vie en général. Elle enrichit la personnalité, la manière de penser, l’ouverture d’esprit… et tout cela se reflète inévitablement dans le jeu, qu’on le veuille ou non.
Qu’est-ce que votre participation au film « Jad » vous a apporté, sur le plan professionnel et humain ?
C’est un film engagé qui défend une cause noble. Participer à un projet de ce genre m’encourage à choisir mes futurs rôles avec encore plus de soin. Ce sont des occasions qu’il ne faut absolument pas laisser passer.
C’est aussi la première fois que j’incarne une personne réellement existante, ce qui a profondément changé ma conception de la création d’un personnage. Raconter l’expérience d’un autre implique une grande responsabilité, bien plus que lorsqu’il s’agit d’un personnage fictif.
Avez-vous trouvé un terrain qui fait déborder votre créativité ou pas encore ?
J’ai eu la chance de travailler avec de nombreux réalisateurs, chacun apportant sa propre touche. Je leur suis reconnaissant pour toutes les opportunités qu’ils m’ont offertes. Quant à Jamil Najjar, nous nous connaissons depuis la toute première scène que j’ai jouée au début de ma carrière. Cette entente entre réalisateur et acteur est cruciale.
Y a-t-il un rôle que vous souhaiteriez encore interpréter ?
Oui, certainement. Avec seulement dix ans de carrière, j’ai encore très envie de me confronter à de nouvelles expériences et de découvrir d’autres types de personnages. Le seul frein reste le nombre limité de productions, ce qui réduit les opportunités même pour les acteurs les plus sollicités.
Revenons à « Jad ». Selon vous, pourquoi le public a-t-il intérêt à voir ce film ?
D’abord parce que c’est une histoire vraie, ce qui la rend bien plus touchante qu’une fiction. Ensuite, le film véhicule un message fort : il n’a pas été créé dans un but lucratif, et les revenus seront reversés aux hôpitaux publics. Nous espérons que chacun apportera sa contribution et que les choses pourront véritablement évoluer.
