Avec une carrière s’étalant sur plus d’un demi-siècle, Raouf Ben Amor a su conquérir le cœur du public par son jeu naturel et sa capacité à émouvoir sans artifice. Au théâtre, au cinéma ou à la télé, il a laissé une empreinte indélébile grâce à des performances remarquables qui restent gravées dans nos mémoires. Entre confidences, réflexions sur le métier et anecdotes de tournage, Raouf ben Amor nous ouvre les portes de son univers avec sincérité et passion. Entretien.
Durant votre parcours, vous avez incarné des dizaines de personnages différents. Selon quels critères choisissez-vous vos rôles ?
Je prends, quand c’est un rôle bien écrit, un personnage avec des traits bien définis et saisissables qu’il soit gentleman ou vagabond. Il faut que le personnage soit crédible et qu’il y ait une adhésion. J’ai entamé ma carrière sur les planches avec une génération qui refusait la télé. Je revenais à l’époque de Londres où j’ai fait mes études. Nous avions notre propre vision des choses et nous voulions faire les choses avec nos idées et à notre manière. J’ai fait du théâtre populaire avec des textes assez originaux de Raja Farhat depuis 1972. Il y avait du chant, de la danse.. Les gens ne savent pas que j’ai également joué dans environ 20 films étrangers : russes, américains, anglais, français et italiens. J’ai donc tenu différents rôles même si, en Tunisie, on me voit le plus souvent dans la peau du bourgeois gentilhomme. L’essentiel est de vivre le personnage, essayer de le ramener vers soi.
Vous avez joué dans de longs métrages dirigés par Roman Polanski et Roberto Rossellini. Quels souvenirs en gardez-vous ?
Nous avons d’abord tourné « Pirates » puis « Frantic » dans lequel Harrisson Ford incarnait un médecin. Cependant, Polanski a eu un malaise lors du tournage et il a été très bien traité dans une clinique tunisienne. Il a été tellement impressionné par la compétence de nos médecins et par la beauté du Sud tunisien qu’il a inséré dans son film un personnage du nom de Dr. Metlaoui que j’ai campé. Pour «Le Messie» de Rossellini, celui qui devait faire Judas s’est absenté. J’étais censé avoir un petit rôle d’apôtre dans le film. On m’a testé par une scène complexe où tout se joue dans un regard, sans dire un mot. Le réalisateur en a été tellement satisfait qu’il m’a accordé le second rôle. A l’époque, c’était «Hollywood à Paris» et les plus grands venaient tourner chez nous. Il y avait des séquences avec plus de deux mille figurants. Puis, je garde le souvenir de scènes effrayantes comme celle d’Anthony Quinn se faisant engueuler par le réalisateur pour son jeu raté. C’est ainsi que j’ai découvert la machine du cinéma qui broyait les hommes et les femmes et qui n’épargne même pas les monstres sacrés du milieu. Je me rappelle aussi qu’Anthony Quinn avait toujours une table d’échecs à disposition pour jouer une partie entre les séquences de tournage. La proximité avec ces grandes figures du cinéma était comme dans un rêve.
Beaucoup de jeunes rêvent de faire un parcours semblable au vôtre. Quels conseils pouvez-vous leur donner pour une carrière durable ?
Il faut avoir le luxe de choisir ses rôles. Pour cela, il faut avoir un autre métier en parallèle. Ça m’est arrivé moi-même de rester des années sans jouer et j’ai dû retourner à Londres pour travailler dans le tourisme. On ne peut pas se consacrer à une carrière d’acteur car c’est un domaine instable et il n’y a pas assez de productions. Heureusement qu’une nouvelle génération a débarqué il y a une décennie avec Kaouther Ben Hnia, Abdelhamid Bouchnek, Sami Fehri, Sawsen Jemni… C’est comme un air frais qui vient réveiller le secteur. Les jeunes, récemment diplômés, ont aussi beaucoup d’imagination surtout avec la maîtrise des nouvelles technologies. Moi, je viens d’une époque où l’on coupait les séquences aux ciseaux. L’avenir est prometteur en Tunisie.
Nous avons actuellement cinq films tunisiens dans les salles et il y a eu beaucoup de productions pour le petit écran cette année. Qu’est-ce que vous en pensez, d’une manière générale ?
Quand on me demande ce que j’ai regardé pendant le mois de ramadan, je réponds que j’ai vu beaucoup de pubs. Ce sont les annonceurs qui financent les feuilletons, ce qui a donné une invasion de produits commerciaux au cœur même de la scène. On compte sur les annonceurs car les subventions étatiques ont bien baissé. La télévision n’achète plus les pièces de théâtre ni même les films tunisiens. Pour le cinéma, il doit être une industrie pour continuer à vivre, sinon il n’aurait pas d’avenir. Nous avons commencé à faire du cinéma depuis 1926, soit deux ans avant les Égyptiens. Eux, ils ont choisi l’industrie dès le début et ont inondé le marché avec leurs films. Nous, par contre, nous avons avancé à petits pas.
Qu’est-ce qui nous empêche de décoller, à votre avis, et d’être en concurrence avec le cinéma égyptien ?
Il n’y a pas de producteurs qui investissent de grands budgets. Quand on parle d’industrie, on pense à des sommes colossales. Le film tunisien intéresse de plus en plus l’Occident. « L’homme qui a vendu sa peau » de Kaouther Ben Hnia a été projeté partout dans le monde. Les jeunes participent aujourd’hui aux plus grands festivals à Venise, à Berlin, aux Etats-Unis… Ça fait presque 50 ans que nos films sont exportés dans de grands évènements internationaux. Le premier film tunisien est passé à Cannes en 1979. J’y étais moi-même en 1980. Nous avons besoin de plus de dynamisme du côté des producteurs. C’est un secteur très juteux. Il faut donc créer des lois qui encourageraient les hommes d’affaires à investir dans ce domaine. Il doit y avoir au moins une dizaine de cinéphiles parmi eux. Les cinéastes sont en train de bouger avec des propositions adressées aux décideurs.
On repasse encore à la télé « Al khottab al beb » sans s’en lasser. Qu’est-ce qui explique cet attachement à votre avis?
Ce feuilleton rappelle aux Tunisiens les valeurs, l’entraide, le quartier comme une grande famille… Tout ce qu’il y avait de beau. Même les méchants étaient gentils à l’époque. On retrouve des repères perdus de nos jours. Il est intéressant de les rappeler pour provoquer un éveil sur la situation actuelle où il y a beaucoup de comportements inacceptables.
Quelle émotion éprouvez-vous en vous revoyant dans le rôle de Chedly Tammar ?
Je n’ai jamais regardé en entier un feuilleton où je joue. Je trouve à chaque fois que je n’ai pas bien fait quelques scènes. Il faut dire qu’on n’a pas de bons directeurs d’acteurs. Les meilleures sont des femmes. Je pense notamment à Salma Baccar, Moufida Tlatli, Sawsen Jemni.. L’acteur n’est qu’un humain et c’est au réalisateur de l’orienter.
Les acteurs expérimentés comme vous doivent-ils aussi s’autocritiquer et accepter les critiques ?
Oui évidemment. Si le jeu est défaillant, ne serait-ce d’un millimètre près, il faut le corriger. Un vrai acteur accepte de plein cœur ces remarques qui lui sont utiles pour une meilleure performance.