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Salma Baccar est largement connue pour son impact majeur sur le cinéma tunisien et arabe. Ses films mêlent réalisme et fiction pour explorer en particulier la condition des femmes dans notre pays et abordent de manière audacieuse des questions sociales et politiques. En militante engagée, elle a été impliquée dans plusieurs initiatives et a occupé des rôles clés et des responsabilités sur la scène culturelle tunisienne. Entretien.

Commençons par vos deux derniers films, « La Maison dorée » et « El Jaida ». Ces deux longs métrages ont en commun que les protagonistes sont des femmes tunisiennes en souffrance, à des époques différentes, et dont le destin était lié à la situation politique du pays. Est-ce qu’il y a une ligne directrice, une continuité voulue entre ces œuvres ?

Tous mes films racontent des histoires personnelles de personnages féminins et je les mets toujours dans un cadre historique qui est déterminant par rapport à l’évolution dramaturgique du personnage. Ça ce remarque plus dans les deux derniers films puisque, pour « El Jaida », la petite Salma, devenue femme, a fait un discours à la fin qui confirme son droit à la parole politique en tant que représentante à l’Assemblée nationale constituante. Je voulais dénoncer les tentatives de certains députés à l’époque, et même une partie de la société civile, quant à la radicalisation et les tentatives de nous faire perdre les acquis qu’on a eus à travers le code du statut personnel.

Ce thème est repris d’une manière plus développée dans « La Maison dorée », dans un contexte politique qui me concerne personnellement. J’ai eu une expérience de 3 ans à l’ANC et j’ai été parmi les 66 députés qui ont décidé de ne plus retourner travailler à l’assemblée depuis l’assassinat de Mohamed Brahmi.

Dans vos films, nous avons parfois l’impression que les acteurs rentrent dans la peau des personnages comme si les rôles leur ont été faits sur mesure. Comment faites-vous le choix des comédiens avec lesquels vous travaillez ?

Ça se passe d’abord au niveau de l’écriture. J’ai besoin d’avoir un modèle en tête, un visage qui se dessine. Après, il y a des détails qu’on travaille spécialement pour le comédien. Je préfère collaborer avec des comédiens professionnels.

Mais, ça m’est arrivé de miser sur de nouveaux talents. Samia Rehaïem a joué son premier rôle avec moi dans « Habiba Msika » alors qu’elle était mère de famille. Je me rappelle aussi que Nejib Belkadhi  était venu accompagner son ami à un casting alors qu’il était encore étudiant. J’ai croisé son regard en sortant de mon bureau et j’ai demandé à le voir. Il avait une connaissance et un amour pour le cinéma qui ont fait que je l’ai choisi sur 70 candidats.

Je savais qu’il avait en lui des références auxquelles il va faire appel pour me donner ce que j’attendais de lui.

Pour « Fleur de l’oubli », quand j’ai pensé à Rabiaâ Ben Ahmed pour le rôle principal, c’était une véritable aventure pour arriver à la joindre.

Nous sommes passés par le consulat car elle vivait à Lyon. J’ai même passé une semaine chez elle pour la voir de près. Je veux toujours puiser dans la sensibilité du comédien, découvrir les fibres émotionnelles pour créer le personnage.

Que pensez-vous de la présence croissante des célébrités d’Instagram sur les écrans ?

Pour le cinéma, je n’ai pas vu d’œuvres basées uniquement sur l’utilisation d’un beau visage comme ça s’est passé dans de petites expériences à la télé. Il ne faut pas tout rejeter en bloc parce que des révélations se font de temps en temps. Je pense notamment à Khaoula Slimani qui a fait preuve de talent dans son feuilleton avec Saoussen Jemni.

Est-ce que le cinéma doit être engagé par définition et porteur de messages?

Mes films sont engagés, mais le cinéma tunisien ne peut continuer à survivre que par la diversité. Heureusement qu’on l’aperçoit actuellement. Il y a des films d’auteur qui portent un questionnement réel sur notre société comme d’autres qui sont faits pour le plaisir des yeux, pour le rire..

C’est une richesse dont il ne faut pas avoir peur.

On ne veut pas être mis dans un moule. L’essentiel est la compétence.

On a tendance à qualifier la plupart des films sortis  récemment en salles de films « commerciaux ». Qu’est-ce que vous pensez de cette étiquette péjorative ?

Des collègues du domaine m’ont accusée, moi-même, qui prétends faire toujours des films d’auteurs, d’avoir fait un film commercial devant le succès inattendu de « El Jaida » en salles.

Comme le dit mon distributeur Lassaâd Goubantini, tous les films peuvent être commerciaux. Le rêve de tout réalisateur est de faire connaître son travail et d’avoir un maximum de spectateurs. C’est du snobisme de faire des films intellectuels ou destinés aux festivals. Moi, je ne fais pas de films pour les festivals, mais avant tout pour mon public tunisien que je veux intéresser et interpeller par des questions. Si c’est possible de toucher d’autres publics ailleurs, pourquoi pas.

Un film réussi s’évalue au nombre de gens qui vont le voir, mais aussi au nombresde questions qu’il suscite même par une polémique.

Est-ce que la nomination pour des prix à l’étranger est synonyme de qualité ?

Un film honoré ailleurs est bénéfique pour l’image de la Tunisie et ça encourage les responsables à augmenter le budget des productions. Mais, ce n’est pas forcément un bon film. Il faut voir le rapport avec le public tunisien même si on essaie de l’impressionner par le travail de promotion.

Quel est votre avis sur le recours aux coproductions dans le cinéma actuel ?

Beaucoup de cinéastes travaillent en co-production. Moi, je n’aime pas en faire partie et je préfère m’appuyer sur des moyens tunisiens pour des films qui s’inscrivent dans une identité purement tunisienne.

La co-production est une arme à double tranchant dans le sens où elle offre des moyens plus confortables mais avec des diktats même au niveau de l’écriture des scénarios.  On voit qu’il y a une volonté de plaire à l’autre, de se représenter comme il aimerait nous voir. Il y a un risque par rapport à l’image qu’on veut véhiculer de notre vécu. On peut revenir avec des tas de distinctions et d’articles de presse écrits à l’étranger. Le public tunisien saura se voir dans tel film et pas dans d’autres. J’ai expérimenté dans mon dernier projet un texte de loi assez méconnu, celui du mécénat. Cette loi débloque le rapport entre nous et les hommes d’affaires qui peuvent donner de l’argent en anonymes contre des avantages fiscaux. Il faudrait leur offrir encore plus d’avantages pour les encourager, car le mécénat n’est ni un investissement ni un sponsoring. D’ailleurs, c’est aussi le cas des productions étrangères qui se font en Tunisie. L’âge d’or était avec Tarek Ben Ammar qui a obtenu des avantages monstres, notamment avec les ministères de la Défense et de l’Intérieur, par son alliance à l’époque avec la Première dame de Tunisie. Aujourd’hui, les producteurs étrangers crèvent pour avoir les autorisations pour tourner, pour utiliser des uniformes, ramener de fausses armes.. Ils finissent par lâcher à cause de ce blocage, de cette lenteur administrative insupportable et incompatible avec le métier de production du cinéma. Le système administratif a tué toute approche cohérente et a fait que les productions étrangères se tournent vers des pays qui ne se sont intéressés au cinéma que depuis quelques années. Je pense à l’Arabie Saoudite, par exemple, devenue aujourd’hui un studio à ciel ouvert. Les politiques ne sont ni sensibilisés ni conscients à quel point le cinéma peut rapporter de l’argent et faire bouger la machine économique du pays en devenant une vraie industrie.

En tant que présidente actuelle du Sirp (Syndicat indépendant des réalisateurs producteurs), comment définissez-vous vos rapports avec la ministre des Affaires culturelles ?

Je pense que, pour le moment, on est en train de résoudre des problèmes. Madame la ministre m’a reçue quelques jours avant les JCC, avec deux directeurs généraux, celui du Cnci et celui de la direction du cinéma. Après, elle a donné des instructions pour que des dossiers soient ouverts en concertation avec nous.

On aurait souhaité que la ministre rassemble une grande partie des cinéastes et des organismes audio-visuels pour étudier la problématique du cinéma dans sa totalité comme elle l’a fait pour le théâtre, la musique et les arts plastiques. Moi, personnellement, je n’éprouve pas le besoin de voir Mme la ministre chaque fois que j’ai un problème. L’accès est ouvert pour lui envoyer des  courriers auxquels elle donne suite rapidement. Elle renvoie ces dossiers vers les instances concernées et donne des instructions. En ce moment, par exemple, nous organisons un colloque sur les droits d’auteur qui aura lieu dans quelques jours. Nous porterons aussi un hommage à notre ami et collègue Ali Abidi qui est à l’origine d’une pulsion venue du Sirp pour organiser cette journée. Nous avons récemment fait face à des problèmes comme pour le court métrage de Fares Nanaâ qui a suscité un malentendu entre le ministère et les auteurs-producteurs du film. J’ai intervenu moi-même auprès de Mme la ministre et nous avons trouvé une issue et classé le dossier. Je lui ai expliqué la frustration des jeunes réalisateurs de ne pas avoir d’espace où leurs films seraient visibles, ce qui a poussé Fares Nanaâ à confier son œuvre à une plateforme.

Je cite aussi le cas de notre ami Ali Abidi qui a eu besoin de soins médicaux et le ministère réagissait immédiatement chaque fois qu’on a sollicité de l’aide. Il y a donc ce côté humain en plus du volet politique. Nous comptons organiser une journée d’étude autour du Cnci. Je voudrais, à cette occasion, rendre hommage à l’ex-président de la république par intérim, Monsieur Fouad Mebazzaâ qui, en grand cinéphile, a donné le feu vert par un décret présidentiel pour la création du Cnci et a répondu ainsi à une attente de 40 ans du côté des cinéastes. Aujourd’hui, avec la multitude de nominations, des directeurs généraux par intérim, nous nous retrouvons devant une coquille vide. Si nous avons rêvé du Cnci, c’est pour une autonomie de gestion financière et pratique. Pour qu’il fonctionne, il faut qu’il y ait des gens aptes et un vrai directeur pour quelques années afin qu’une vision soit établie à long terme de la production à la distribution.

Quels sont les principaux axes que vous allez défendre durant votre mandat ?

On voudrait d’abord que le Sirp devienne un vrai partenaire des instances indépendantes comme le Cnci mais aussi des instances du ministère. L’écoute existe mais nous tombons après dans les rouages de l’administration. Nous réfléchissons également sur des politiques et des réformes qui pourraient sortir le cinéma tunisien du carcan dans lequel il se trouve. On aimerait aussi intervenir pour parfaire la formation des jeunes diplômés des écoles de cinéma qui manquent énormément de pratique.

 

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